Staline | Le Devoir

Rimouski, des curieux faisaient la file pour voir, tant bien que mal, à travers la vitre sale d’un mausolée du pauvre cimetière local, le corps embaumé du Dr Gauvreau. En 1875, Elzéar Gaudvreau avait eu le tort de mourir en exil en Californie. Les siens avaient eu vite fait de faire passer son corps entre les mains d’excellents embaumeurs américains. Sa dépouille, préparée avec le plus grand soin, avait pu être ramenée par train.

Faut-il se demander pourquoi, dans son testament, ce docteur expatrié craignait tant « les bonnes gens de Rimouski », les suppliant de lui accorder, comme il l’écrivait, le pardon « pour les torts et scandales [qu’il aurait] pu leur donner » ? Était-ce une simple formule consacrée, au nom de la toute-puissante supervision exercée par la religion ?

Ne lui reprochait-on pas, comme à d’autres d’ailleurs, d’avoir pris ses jambes à son cou, d’avoir fui son pays, de s’être engagé dans un parti pris, celui de vivre sa vie, même au loin, tout en mettant la main, chemin faisant, sur le cœur d’une Américaine ? Car enfin, en vertu de quoi sinon avait-il à ce point besoin de réhabiliter son image par pareilles contritions devant les siens ?

Le grand incendie de Rimouski, au printemps 1950, conduisit à la destruction du mausolée du Dr Gauvreau. N’eût été cela, son corps serait peut-être resté figé là, inchangé. Au sortir de la guerre, cette dépouille momifiée s’offrait encore à la contemplation des multitudes, sans donner de signes de flétrissements.

Pourquoi, en bordure du fleuve, aurait-on été tenté de s’intéresser à Moscou, au mausolée de Lénine, tandis qu’une curiosité tout aussi morbide, empreinte d’une même fascination pour un ordre social figé, s’exerçait tout aussi bien à proximité de chez soi ? Le système politique soviétique, dont on se méfiait non sans raison, ne supportait pas davantage que le nôtre d’être remis en question. Il déployait, jusqu’à un certain degré, un même flot d’images saintes et de sanctifications pour convaincre de son caractère indépassable, de sa valeur suprême. On rejette souvent sur les autres les mêmes illusions que celles qui nous permettent de ne pas désespérer de nous-mêmes.

Staline, maître rouge de ce régime noir, s’envisage comme un ingénieur des âmes, celles des vivants autant que des morts. Sous son emprise, comme dans le catholicisme, les romans sont censurés. La littérature est considérée comme un simple levier capable d’élever la vision qu’entend donner de lui-même ce système, tout en annihilant ses contradicteurs. L’illusion, mise en avant au nom d’un culte du « réalisme soviétique », est censée faire écran à la réalité des exécutions, aux mauvais traitements, aux camps, aux famines, aux restrictions mentales, aux inégalités camouflées dans une suite de faux-semblants. L’idée qu’il s’agisse d’un des régimes les plus meurtriers de l’histoire satisfait d’ordinaire ceux qui célèbrent par ailleurs les yeux fermés tout autant le culte des frontières que l’humanisme du FMI et du capitalisme financier, lesquels n’ont pas besoin de camps ni d’exécutions, il est vrai, pour imposer la misère et la paupérisation.

En 1936, en Union soviétique, Nikolaï Iejov devient Commissaire du Peuple, chef suprême de la police politique. Sur une photographie célèbre, Staline se tient à ses côtés, tout comme Molotov, ministre des Affaires étrangères. Quand Iejov est arrêté puis fusillé, cette image n’est plus supportable pour le pouvoir. La photographie est expurgée de la présence de Iejov. Une photographie ainsi retouchée est un geste politique. Au fond, il s’agit moins d’infléchir la réalité que de transmettre un message sans ambiguïté : même la lumière doit plier devant des aspirations politiques énoncées comme le seul horizon possible, sous l’astre tout puissant du pouvoir. Autrement dit, il n’est pas admis que l’histoire puisse connaître des imperfections. N’y a-t-il pas là quelque chose qui rejoint notre temps ?

Il y a longtemps désormais que, dans la société d’aujourd’hui, des applications numériques de toutes sortes nous permettent de supprimer ou de magnifier, sans difficulté, des portions substantielles d’images pour les remplacer par d’autres, plus conformes aux idées que nous nous faisons de la vie au royaume tout-puissant de la consommation. Ces manipulations sont désormais déclinées grâce à une multitude d’applications simplifiées, des finalités desquelles personne ne discute. Engoncés plus que jamais dans une société qui cultive le culte de l’image, nous rendons visible la surface de notre existence, lissée par des pinceaux numériques. Tout ce qui enfreint cette idéalisation se voit écarté pour croupir dans l’oubli.

Le lancement d’un nouveau téléphone, annoncé en grand par le géant Google, mise autant que faire se peut sur cette banalisation des transformations de l’image, grâce notamment à un « effaceur magique ». Le géant des algorithmes, ces nouveaux maîtres du réalisme, peut prédéterminer ce que vous voudrez effacer ou mettre en avant, au nom de sa mise en conformité avec l’ordre ambiant. Chacun transporte désormais avec lui un commissaire du peuple portatif.

Considérez à titre d’exemple les photographies de voyage. Ce genre témoigne on ne peut mieux de notre volonté de consommer le monde. L’industrie touristique a engendré, avant la pandémie du moins, des embouteillages invraisemblables sur les mêmes sites. Avec une application numérique, vous pouvez désormais laisser penser que vous étiez seul au Louvre à contempler La Joconde, qui attire en temps normal 30 000 personnes par jour. Personne toutefois ne sera dupe de la supercherie, chacun ayant accès à la même artillerie numérique. Mais peu importe : votre représentation sera en conformité avec le lissé, l’altéré et le transfiguré, tenus désormais pour la seule réalité ayant droit de cité.

À chaque époque ses épouvantails, ses Staline interchangeables, ses visions momifiées du monde et les génuflexions qui les accompagnent, au nom de l’ordre du jour.


Une version précédente de ce texte faisant référence à Elzéar Gaudreau a été corrigée. On devait plutôt lire Elzéar Gauvreau.

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